Trop vieille pour toi ? Les femmes dans les séries TV
Dans une campagne riante, trois actrices font festin. Patricia Arquette et Tina Fey célèbrent le « last fuckable day » (« dernier jour baisable ») de leur consœur Julia Louis-Dreyfus. À 55 ans, la date de péremption de l’actrice est atteinte. Julia Louis-Dreyfus s’étonne d’ailleurs qu’on ait pu la considérer comme « baisable » tout au long de sa quarantaine, jusqu’aux premières années de sa cinquantaine… elle attribue ce fait étonnant à une erreur d’un employé de bureau. Comment savoir si l’industrie cinématographique a cessé de vous trouver convaincante dans votre rôle de femme « baisable » ? Quelques indices devraient vous le révéler : vous n’êtes plus recrutée pour jouer l’amante de tel acteur, mais sa mère ; les vêtements de vos personnages couvrent l’entièreté de votre corps et également vos bras ; vos films portent désormais des titres vagues du genre « Whatever it takes » ou « She means well », ou encore, l’image de promotion de votre personnage est… une cuisine. Si vos films font l’objet de remakes avec des actrices plus jeunes, n’ayez plus aucun doute.
Mais faut-il s’en inquiéter ? Julia Louis-Dreyfus est au contraire ravie : elle peut dorénavant avaler des litres de glace, roter et péter en public ! Je vous invite à regarder ce sketch truculent (en anglais) réalisé par l’humoriste Amy Schumer [SCHUMER 2015] qui reflète ce que l’essayiste Susan Sontag appelle le « double standard du vieillissement » [SONTAG 1972] : les hommes sont séduisants tout au long de vie, qu’ils soient jeunes ou mûrs, tandis qu’une femme doit rester jeune pour plaire . L’âge est une ressource dite « genrée » : c’est une qualité périssable pour les femmes (on n’a vingt ans qu’une seule fois) tandis que l’avancée en âge des hommes correspond à des étapes de sa vie, à des changements, dont la sanction est moins sévère.
Afin d’explorer plus concrètement cette question..
le chercheur Mathieu Arbogast a analysé 36 séries policières diffusées aux heures de grande écoute en France. Il montre que la différence d’âge entre les femmes et les hommes est une dimension-clef des inégalités de genre. Les comédiennes y sont toujours plus jeunes, en moyenne, que les hommes. En outre, la différence d’âge se caractérise par une structure asymétrique : on trouve dans les séries des comédiens de tout âge (jusqu’à 77 ans, voire plus) tandis que les comédiennes tendent à disparaître après 50 ans. Qui plus est, les femmes de plus de cinquante ans sont priées de rentrer dans le rang : leur vie affective et sexuelle s’est éteinte tandis que les hommes mûrs continuent d’avoir une vie amoureuse (avec de jeunes femmes, donc). Dès lors, l’image dominante des personnages féminins de cinquante ans dans les séries est celle de femmes sorties de la sexualité.
Ainsi en est-il du personnage de Catherine Willows dans Les Experts Las Vegas (CSI Las Vegas), joué par l’actrice Marg Hengelberg de ses 42 à ses 53 ans. Mince, blanche, blonde (apparemment « baisable », comme diraient nos trois compères du sketch précédemment cité), elle se consacre exclusivement à son travail et à sa fille (elle doit montrer patte blanche pour conjurer un passé sulfureux de strip-teaseuse). Les scénaristes lui ont cependant accordé une marge de manœuvre 6 . Mais il aura fallu dix saisons (et le départ de personnages charismatiques) pour que Catherine Willows ait une relation amoureuse avec un policier, plus jeune qui plus est (l’acteur Alex Carter a six ans de moins qu’elle). Bien que rare, cette trajectoire prouve que toute sortie de la sexualité n’est pas définitive. Mais dans quelle mesure ne s’agit-il que d’un épiphénomène ? Ces exceptions font-elles réellement bouger les normes de genre dans les séries ?
De manière générale les femmes présentes à l’écran ont la trentaine alors qu’on trouve des hommes de tout âge. Par ailleurs, l’écart d’âge entre hommes et femmes augmente à mesure que la série avance : les femmes restent en moyenne une saison de moins que les hommes à l’écran. Conséquence non-négligeable, les personnages féminins occupent professionnellement des fonctions subalternes puisqu’ils n’ont pas le temps de se construire une carrière. Le turn over des actrices est donc plus important que celui des hommes. Ce phénomène produit des inégalités sur deux tableaux différents : au niveau de la représentation des femmes et au niveau de la carrière des actrices. D’une part, la moyenne d’âge des personnages n’évolue pas de la même façon selon qu’il sont masculins ou féminins (puisque les actrices sont remplacées par leurs cadettes à partir de quarante ans). Les actrices sont par ailleurs soumises à une pression professionnelle plus intense car moins de rôles leur sont accessibles. Elles subissent une plus grande concurrence que les acteurs puisqu’elles visent toutes la même tranche d’âge.
Le casting structurellement plus jeune des femmes a son reflet, son image plutôt, dans le désir masculin : leur jeunesse fait partie intégrante de leur beauté. Être belle, c’est être jeune. Mince aussi — blanche, de préférence — discrète, douce, aimable, distinguée et élégante. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le sketch d’Amy Schumer, qui interroge les canons de la beauté féminine, est volontairement vulgaire. De sa plume acérée, Virginie Despentes dira : « la féminité, c’est la putasserie. L’art de la servilité » . Exclusivement représentées du point de vue des hommes hétérosexuels, les femmes n’ont d’autre raison d’être que de vouloir leur plaire. Les hommes, quant à eux, ont une marge de manœuvre bien plus ample. Toujours avec la gouaille qui la caractérise, Virginie Despentes, qui n’a rien de mignon ni de féminin, dit sa répugnance que cette situation lui inspire : « les hommes, en tout cas ceux de mon âge [37 ans] et plus, n’ont pas de corps. Pas d’âge, pas de corpulence. N’importe quel connard rougi à l’alcool, chauve à gros bide et look pourri, pourra se permettre des réflexions sur le physique des filles, des réflexions désagréables s’il ne les trouve pas assez pimpantes, ou des remarques dégueulasses s’il est mécontent de ne pas pouvoir les sauter. Ce sont les avantages de son sexe ».
Le regard des hommes est donc le passage obligé de la représentation des femmes dans les séries ; elles y sont présentes, mais à condition d’être séduisantes. Et pour séduire, elles doivent se parer des atouts de la jeunesse. On ne se souciera donc pas de ce qui intéresse les femmes. Le test de Bechdel est, de ce point de vue, éclairant : à partir de trois critères simples, vous pourrez déterminer si elles y ont le rôle de potiches, ou si elles existent indépendamment du regard des hommes. Il y a-t-il au moins deux personnages féminins dans le film, parlant entre elles d’autre chose que d’un homme? Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la plupart des films et séries ne passent pas le test (alors que peu échouent si on l’adapte aux hommes). Il est rare de voir un personnage féminin lire le journal, s’engager en politique, tenir des propos philosophiques ou, plus simplement, travailler : « la femme reste un adjectif qualificatif dans une phrase où l’homme joue le verbe ».
Âgisme et sexisme jouent donc de concert : l’analyse fictionnelle de l’âge ne peut être séparée d’une analyse des inégalités de genre. Bien entendu, nous avons affaire à des représentations qui ne disent pas tout de la réalité des rapports entre âge et genre dans notre société. On pourrait même objecter que les séries exagèrent une réalité qui est bien plus souple. En effet, en France les hommes ont en moyenne deux ans de plus que leurs compagnes, ce qui est bien moindre que les différences constatées dans les séries TV. Ils souhaitent cependant un écart plus grand et recherchent des femmes dix à quinze ans plus jeunes (a fortiori s’ils ont eux-mêmes atteint la cinquantaine). Ils se disent par ailleurs réticents à fréquenter une femme de cinq ans leur aînée ! Les séries exagèrent donc les écarts d’âge, mais nous disent quelque chose de l’acceptabilité sociale : les inégalités d’âge sont des inégalités de genre au bénéfice des hommes. Elles sont un élément clef de la domination masculine.
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