L’esthétique de la jeunesse: choix ou coercition ?
Le billet de Béné – Mai 2024
Lorsque j’aborde la pression constante à rentrer dans certains standards de beauté, notamment vis-à-vis de tous les soins anti-âge, je rencontre souvent la même question : « s’embellir » n’est-il pas un choix personnel et privé ? Certaines personnes se sentent en effet attaquées personnellement lorsque j’aborde nos habitudes beauté. Est-on antiféministe et âgiste lorsque nous usons d’artefacts pour se sentir belles ? Serait-ce un défaut politique et moral ?
La question est importante. Que faisons-nous pour nous-mêmes et que faisons-nous pour le regard des autres ? A quel point nos choix sont-ils vraiment des choix, et à quel point pensons-nous qu’ils le sont ?
Je crois qu’il faut commencer par la notion même de beauté. Si certaines peuvent se targuer d’en avoir élaboré leur propre définition, la plupart d’entre nous sont forcées de reconnaître que nous répondons à des normes imposées et martelées partout autour de nous (par les médias, par les publicités, les magazines…). Il est intéressant de voir que ces normes ont souvent comme messages de fond des injonctions assez sexistes, dont la portée vise à amoindrir le confort et la force des femmes : le standard de minceur nous incite à occuper le moins d’espace possible, les vêtements symboliques de la féminité comme les talons et les jupes étroites rendent les déplacements difficiles et les soins visant à nous rendre lisses et sans poils (injections, opérations, épilations) nous poussent à nous abnéguer par la souffrance et à occuper un temps quotidien qui ne sera plus disponible pour mener des réflexions créatives ou politiques. La beauté semble être l’opium des femmes.
Qui définit ces règles tacites ? Jetons un œil vers les grands PDG des marques de beauté : entre Nicolas Hieronimus pour L’Oréal, Fabrizio Freda pour Estée Lauder ou encore Hein Schuman pour Dove, le point commun semble se trouver entre leurs cuisses. Qu’en est-il pour les médias destinés aux femmes ? Marie-Claire est dirigé par Arnaud de Contades, Daniel Kretinsky est le propriétaire du ELLE magazine, Michel Adam Lisowski est le fondateur et dirigeant de la chaîne Fashion TV. Il semble ainsi que le monde de la beauté et de la mode, principalement dirigé VERS les femmes, soit dirigé en majorité PAR des hommes. Ces entreprises promulguent largement l’idéal de l’apparence jeune : les cosmétiques anti-rides et anti-âges sont leurs poules aux œufs d’or, et le monde de la mode ne nous est présenté presqu’exclusivement par des modèles jeunes, voire très jeunes.
D’accord, mais nous choisissons de nous y intéresser ou pas, quand même ? Personne ne nous met un revolver sur la tempe quand nous décidons de suivre un régime, de faire un soin anti-rides ou d’acheter tel vêtement ! C’est vrai, mais une autre arme nous pèse sur la tête : la coercition sociale et économique. Nul ne peut nier que les personnes qui s’écartent des standards de beauté sont plus souvent sujettes à la moquerie et à l’exil social. Il n’y a qu’à voir comment on traite les femmes grosses ou encore les « vieilles peaux ». Les femmes sont sans cesse enjointes à ne pas se laisser vieillir, sous peine de disparaître socialement. Et si l’économie des femmes repose moins aujourd’hui qu’avant sur leur capacité à trouver un mari, le monde de l’emploi juge également parfois sur l’apparence des femmes : pour certains jobs, il est même de premier ordre de « bien présenter » (c’est-à-dire rentrer dans les standards édictés) comme dans le commerce par exemple.
Comme le dit bien le blog antisexisme.net : « Ainsi, dans n’importe quelle société, les femmes intègrent les normes de beauté, les idéaux romantiques ou érotiques qui les accompagnent et les valeurs qu’elles représentent. Elles apprennent ce qui est censé être beau chez elles et ressentent de la honte si elles s’en éloignent, ou de la fierté si elles s’en rapprochent »[1].
Je travaille depuis maintenant cinq ans sur les injonctions physiques envers les femmes, dans le cadre de mes recherches sur l’âgisme et le jeunisme, et malgré tout, je continue à me maquiller et à utiliser des soins de la peau en six étapes chaque soir. J’apprends seulement doucement à ne me maquiller que lorsque j’en ai envie, et pas en fonction de mon agenda et des personnes que je vais être amenées à rencontrer au fil de la journée. Et je sais qu’il me reste un long chemin de déconstruction à faire avant de pouvoir affirmer que tout ce que je fais à mon corps est un choix personnel, posé pour moi-même et non en fonction d’un hypothétique regard extérieur masculin et sociétal. Si, j’espère arriver à vieillir librement, rien n’est moins sûr.
Alors non, user d’artefacts pour correspondre aux standards de beautés sexistes et jeunistes n’est pas un défaut personnel, à mon opinion. Cependant, il est important de comprendre pourquoi nous posons des choix pour nos corps. C’est la première étape pour s’en libérer et créer notre propre esthétique, celle qui nous plaît à nous, quitte à déplaire aux normes sociales.
[1] La coercition à la beauté, Sexisme et Sciences humaines, antisexisme.net, 2017.