La mort à l’époque contemporaine
A l’âge de 10 ans, Edgar vit le décès de sa mère. Pour le protéger, au moment du trépas, son oncle lui annonce que ses deux parents sont en cure pour un séjour incertain. Le jour où il retrouve son père habillé d’un costume noir et de ses chaussures du dimanche, l’allure morne, il comprend mais préfère se taire. Au fil du temps, sa tante lui explique que sa maman s’en est allée pour un long voyage dont on revient parfois mais pas toujours. A l’âge de 93 ans, lors d’une conférence donnée à Bruxelles en août 2015, Edgar Morin témoigne de ce silence comme l’élément profondément marquant de sa vie. Dans son dernier ouvrage «L’aventure de la méthode », il écrit : « Je comprends aujourd’hui pourquoi je porte en moi l’horreur de l’incompréhension : mon père n’avait pas compris qu’au lieu de me cacher la mort de ma mère par des mensonges, il aurait mieux valu répondre à mon besoin de vérité. Il croyait m’éviter une souffrance mais me causa une souffrance pire. »
La mort invisible dans notre société
a. Augmentation de l’espérance de vie
Norbert Elias, sociologue, auteur de l’ouvrage « La solitude des mourants », explique que nous vivons une ère où la mort se « privatise » dans le sens où elle est de moins en moins rendue visible dans l’espace public. On assisterait, de nos jours, à un refoulement social de la mort. Il donne des exemples d’époques antérieures : lors de la grande famine (fin du XVIIe siècle en Europe), de la peste noire (au XIVe siècle) ou des guerres (les deux guerres mondiales par exemples), l’homme était physiquement et quotidiennement confronté à la mort d’autrui6. Dans son esprit, il devait s’imaginer l’éventualité d’être comme ses pairs, la prochaine victime sur la liste. Depuis, le monde occidental a beaucoup changé. Avec les progrès médicaux, l’espérance de vie est montée en flèche et ce dernier n’est plus touché par les épidémies dévastatrices et les guerres. « Dans une société où l’espérance de vie moyenne est de soixante-quinze ans, la mort est considérablement plus éloignée pour un homme de vingt ans, voire de trente ans, que dans une société où l’espérance de vie est de quarante ans. Il est facile de comprendre que dans le premier cas, un être humain peut pousser l’idée de sa mort pendant la plus grande partie de sa vie ». Autrement dit, aujourd’hui, la majorité des individus peut espérer mourir à l’âge de la « grande vieillesse » sans se poser la question de sa finitude. La mort est très éloignée de notre quotidien si bien qu’on n’y pense plus autant qu’avant. Il est toutefois intéressant de comprendre qu’actuellement plus qu’avant, lorsqu’elle survient, chez un proche par exemple, l’évènement rompt la barrière psychique qui consiste à la repousser très loin de nous. Il peut, par conséquent, alimenter des peurs et des angoisses. Des mécanismes de protection, consistant à s’en éloigner plutôt qu’à l’appréhender (des psychologues parlent de dénis), vont alors se développer chez certains individus. C’est ainsi que certaines personnes ne préfèrent pas s’approcher ou sont intimidées devant un proche en fin de vie. Un corps à l’agonie, c’est très impressionnant. Moins on côtoie la mort, plus elle est marquante. La thèse de l’auteur consiste donc à dire que structure sociale (le fait que l’on vive plus longtemps aujourd’hui) et structure psychique (les émotions et les conduites individuelles face à la mort) ne sont pas à analyser indépendamment l’une de l’autre.
Et Marie-Frédérique Bacqué, psychologue, d’ajouter : « le rejet des pratiques mortuaires est flagrant depuis la Première Guerre mondiale. Avant, on en plaisantait facilement. Lorsque le pays a été décimé, il n’y a plus eu que dans les salles de garde des médecins que cela s’est fait ». Parlons-en des médecins et de la médicalisation de la mort, qui est également le propre de notre société.
Lire l'article
Cet article vous intéresse ? Accédez à la version PDF pour lire la suite !